Éric Suchère
Trajectoires
64 pages, 16 x 23 cm
16 €
ISBN 978–2‑9601994–7‑5
Avril 2019
J’apprécie les récits de voyage de quelques écrivains : des Mémoires d’un touriste de Stendhal aux Pochades en prose de Ponge, de la narration intime presque sans fard du premier au délitement de l’écriture produit par l’impossibilité à rendre compte de l’expérience et de la sensation chez le deuxième. Mais si je devais choisir un modèle pour Trajectoires, j’irais – naturellement – du côté du cinéma, vers les cinéastes de la « saisie directe », de Louis Lumière à Jonas Mekas en passant par Dziga Vertov et son ciné-œil, un œil sans sujet ou à la recherche de son sujet et le trouvant dans l’acte même du regard.
Il y a cette déclaration fameuse de Vertov dans le Manifeste ciné-œil : « Je suis un œil. Je suis la machine qui vous montre le monde comme elle seule peut le voir […]. Je m’approche des choses, je m’en éloigne. Je me glisse sous elles, j’entre en elles […]. Libéré des frontières du temps et de l’espace, j’organise comme je le souhaite chaque point de l’univers ». Donc, un montage du « je vois ».
Mais qu’ai-je vu, durant ce voyage de deux mois, pendant lequel, j’ai tenu un carnet de voyage, pris des photographies et enregistré des sons ? Je ne sais trop. Le texte est – a été –, un moyen pour voir, pour voir en mettant à distance l’expérience – faisant mon petit Proust – en mélangeant les sources, en jouant de l’ekphrasis, en dépsychologisant le plus le regard, en interpénétrant les temporalités – qui, de toute façon, se mélangeaient déjà à mon retour –, en construisant un phrasé spécifique – pulsion rythmique dans le cadrage du paragraphe comme l’on parlerait d’un cadrage photographique. Et je me souviens de cette autre déclaration de Vertov : « Nous nettoyons notre cinéma de tout ce qui s’y est insinué, littérature et théâtre, nous lui cherchons un rythme propre, un rythme qui n’ait pas été chapardé ailleurs et que nous trouvons dans le mouvement des choses». Donc, Trajectoires est un document sur le mouvement des choses et des figures dans l’espace, dans un montage pour un temps reconstruit, la «reconstitution d’un réel, le réel monté détemporalisé puis retemporalisé des images et des sons » pour reprendre la belle formule d’Élisabeth Roudinesco à propos de Vertov. Trajectoires est un regard porté sur les choses les plus insignifiantes, les plus infimes, dans la volonté de dépsychologiser la représentation, de produire un réel du texte sans illusionnisme, n’ayant ni centre, ni direction vers (d’où le « s » à Trajectoires), dans un espace à construire – reconstruire – par le lecteur, mais procédant, aussi, d’un leurre, d’une impossibilité comme cette expérience n’est pas transmissible et qu’il ne reste qu’un simulacre, un livre. Un livre qu’on lira comme tel et non comme un journal intime.