Jack Spicer

Élégies imaginaires

Vies Par­al­lèles

600 pages, 12 x 20 cm
38 €
ISBN 9782931057049
Mars 2021
Traduit de l’anglais (U.S.A.) par Éric Suchère

« C’est mon vocab­u­laire qui m’a fait ça

Telle est la dernière phrase que Jack Spicer, sur son lit de mort, aurait dite à Robin Blaser, son com­pagnon de route. “C’est mon vocab­u­laire qui m’a fait ça” (ou, en fonc­tion de l’intonation, “Mon vocab­u­laire m’a fait ça à moi”) : cette phrase, qui résonne comme une épi­taphe, illus­tre à elle seule l’univers de Jack Spicer. Ce que le poète entend par là, par “faire”, n’est nulle­ment de l’ordre de la métaphore ni une façon plus ou moins adroite de traduire orig­i­nale­ment la clas­sique idée de l’opérativité du lan­gage. Il ne s’agit pas de lire dans cha­cun des ter­mes de cette phrase autre chose que ce qu’ils évo­quent et à quoi ils seraient cen­sés ren­voy­er. Il ne s’agit pas non plus d’y décel­er une autre for­mu­la­tion, pro­fane, d’un logos créa­teur par lequel le réel s’instancierait. Quand Spicer dit que le vocab­u­laire “fait” quelque chose, c’est bien, “tout sim­ple­ment”, qu’il “fait” quelque chose. Qu’il fab­rique. Que le lan­gage dis­pose bien d’une exis­tence pro­pre et qu’il a un réel pou­voir sur les gens. Il n’est pas “par­lé par des gens”, ni même n’émane d’eux. Le lan­gage est un monde à part, autonome.

Pour Spicer, le poète n’est alors qu’une forme de réceptacle/émetteur à tra­vers lequel une parole par­le. Le poète est une radio. À l’exact opposé de l’idée d’une poésie sur­gis­sant de l’intérieur, la poésie, selon Spicer, vient de dehors. Et cela, encore une fois, n’est nulle­ment à enten­dre de façon métaphorique ou imagée :

“Je ne crois pas que cela a quelque chose à voir avec ce qui est dans mon cerveau. Je crois qu’il y a quelque chose DEHORS. Je crois réelle­ment à cela.”

Ou encore :

“Je crois que les poèmes sont dif­fusés vrai­ment comme des mes­sages qui passent à la radio et que le poète est une radio. Je ne crois pas du tout que les poèmes vien­nent de l’intérieur. En tout cas pas les bons. Vous obtenez toutes sortes de par­a­sites de la radio, ceux des mau­vais tran­sis­tors et ain­si de suite, mais je pense fon­da­men­tale­ment que les poèmes vien­nent de l’Extérieur. Je ne sais d’où et je n’en ai pas de notion théologique ou d’autre sorte. La chose que j’utilisais avant était les mar­tiens verts, mais, vis­i­ble­ment, ce ne sont pas les mar­tiens. Mais je pense que les poèmes provi­en­nent, quand ils sont bons, de l’Extérieur, et je pense qu’ils don­nent des mes­sages aux poètes, aux autres poètes, mais je ne suis sûr de rien excep­té que je sais que, à mon avis, un poème n’est pas quelque chose qui vient de moi sauf si c’est un mau­vais poème, et j’en ai beaucoup.”

Spicer croit aux fan­tômes, et il croit que ceux-ci dictent des mots. Et que le poète est celui dont la tâche est de retran­scrire ces mots, sans rien en sous­traire ni y ajouter . Ain­si le poète dis­paraît-il der­rière le lan­gage dont il n’est plus qu’un médi­um. Le poète n’a rien à voir avec ses poèmes, il n’est que le “con­voyeur de la poésie”. À tra­vers lui, c’est bien le lan­gage qui se dit lui-même.

Aus­si cette tra­duc­tion d’Éric Suchère (qui clôt un tra­vail entamé il y a vingt années !) est-elle l’occasion pour le lecteur fran­coph­o­ne de décou­vrir bien plus qu’une nou­velle con­cep­tion poé­tique, aus­si orig­i­nale soit-elle. Par la voix de Spicer, c’est d’une intim­ité trou­blante avec le lan­gage dont il peut faire l’expérience. Et ain­si pour­ra-t-il lui aus­si saisir, à son tour, ce que le lan­gage “fait”.

Jack Spicer est né le 30 jan­vi­er 1925 à Los Ange­les et mort le 17 août 1965 à San Francisco. »

Emmanuel Requette